Comment les groupes extrémistes violents exploitent les conflits intercommunautaires au Sahel

L'escalade de la violence au Sahel, qu'elle soit le fait de groupes islamistes violents ou d'affrontements intercommunautaires, menace l'édifice social des communautés. Pour y répondre, il faudra rétablir l'ordre social, les sources légitimes d'autorité et l'état de droit, et augmenter les capacités des États de la région à assurer la sécurité.


Un éleveur peul avec son troupeau

Un éleveur peul avec son troupeau. (Photo: ISS)

L’escalade de la violence provoquée par les groupes extrémistes violents a entraîné une instabilité chronique au Sahel. Les événements violents et les morts liés aux groupes extrémistes violents ont doublé chaque année depuis 2015. Les communautés sahéliennes ont subi environ 2,000 morts liées aux groupes extrémistes violents pour la seule année 2019. Selon l’agence des Nations unies pour les réfugiés, environ 500.000 personnes ont été déplacées au Burkina Faso depuis 2018 à cause des violences. Le rôle des groupes extrémistes violents dans l’incitation à la violence intercommunautaire dans certaines zones du Sahel est moins connu. Considéré comme un outil pour stimuler les recrutements, les groupes extrémistes violents cherchent les moyens d’accentuer l’instabilité à leur profit. L’escalade des affrontements intercommunautaires risque d’intensifier l’ampleur et la complexité de la violence dans la région.

Cette situation menace la vie et les moyens de subsistance des populations, renforce les besoins de protection et met en péril la cohésion sociale de ces pays. Les tensions entre nomades, semi-nomades et sédentaires ont historiquement toujours existé. Pourtant les violences entre eux étaient rares au Sahel. La situation a changé avec l’ascension de combattants inspirés par les groupes islamistes armés de la région. Aujourd’hui, les rivalités intra et intercommunautaires se combinent avec le conflit armé lié à la présence djihadiste. Ces deux facteurs vont venir renforcer la déstabilisation de l’espace sahélien et contribuer à l’émergence de nouvelles formes de violences et de cycles de violence.

« L’objectif des organisations extrémistes violentes est désormais de pénétrer le tissu social et de tirer profit des tensions existantes. »

La présence des organisations extrémistes violentes, notamment au centre du Mali et dans la région des trois frontières entre le Burkina Faso, le Mali, et le Niger, a favorisé les tensions entre communautés locales. Parfois ces tensions ont dégénéré en violence intercommunautaire. Les massacres intercommunautaires les plus meurtriers ont eu lieu à Ogossagou dans la région de Mopti au Mali entre Dogons et Peuls, et à Yirgou dans la région Centre-Nord du Burkina Faso entre  Mossi et Peuls. Ces deux tueries qui ont fait des centaines de morts civils, en majorité Peuls, étaient des ripostes conduites par des milices d’autodéfense.

Dans les deux cas, il s’agissait de punir des communautés perçues comme complices des extrémistes. Cette incitation fait partie de la stratégie des extrémistes pour éliminer les sources locales d’autorité et pour utiliser la violence intercommunautaire comme levier à leurs propres activités. Tout devrait être fait pour éviter les amalgames et empêcher l’intensification d’un cercle vicieux de violence et d’instabilité.

Expliquer la montée de la violence intercommunautaire

Mieux comprendre le lien entre la violence intercommunautaire et celle des groupes extrémistes

De nombreuses communautés rurales captives de l’insécurité générale ont décidé de s’organiser pour faire face aux groupes extrémistes violents. Prises au piège des vols de bétail perpétrés par de petits groupes d’hommes anonymes et des incursions djihadistes, elles se sont armées pour assurer leur propre sécurité. Pour beaucoup d’habitants, la présence de contingents étrangers associés aux forces armées nationales n’a pas atténué la violence djihadiste. Sans signes tangibles d’amélioration de leur sort, ils doutent de l’efficacité du déploiement militaire dans le rétablissement de la sécurité et de la paix puisqu’ils n’en tirent aucun dividende. Du coup, les armées nationales et les troupes étrangères sont aussi parfois perçues comme des forces d’occupation hostiles, incapables de protéger les populations.

Accusées d’être des djihadistes par les militaires, certaines communautés, notamment Peules, subissent plus que d’autres les exactions des soldats. Pour elles, accepter les djihadistes ou les tolérer vise à protéger biens et familles. Lorsque les djihadistes se substituent aux forces de sécurité pour assurer l’acheminement des biens et la circulation de marchandises, ils deviennent les protecteurs des populations. Cette forme de protection sape les actions des forces de sécurité et aggrave les tensions intercommunautaires. Ces communautés sont en conséquence stigmatisées par les autres communautés comme complices des extrémistes. Cette réalité fait le jeu des extrémistes puisque les victimes sont ensuite exploitées par les islamistes pour être recrutées dans leurs rangs.

L’exploitation des tensions communautaires par les groupes extrémistes violents

L’objectif des organisations extrémistes violentes est désormais de pénétrer le tissu social et de tirer profit des tensions existantes entre communautés villageoises. Le chef actuel de l’État islamique au Grand Sahara (EIGS), Abou Walid al-Sahraoui, avait dès 2013 compris l’opportunité que représentent les conflits intercommunautaires pour attiser la discorde sociale, affaiblir les sociétés sahéliennes et asseoir l’autorité et la légitimité de son organisation. Il déclarait « que le temps des grandes opérations était terminé et (…) qu’il fallait (…) attendre que des conflits intercommunautaires éclatent – entre Peuls et Dogons par exemple – et leur donner un vernis religieux, en l’occurrence islamique». En déclenchant le conflit social, les djihadistes peuvent instaurer leur propre gouvernance et se présenter comme les seules entités à même de fournir sécurité, paix et nourriture.

En évinçant les chefs coutumiers, les djihadistes se posent comme pacificateurs et régulateurs. C’est tout l’édifice social qui est bouleversé, avec un renversement des valeurs et des statuts sociaux. Les chefs traditionnels de villages qui cherchent à exercer leur fonction de gouvernance locale sont souvent entravés, écartés et menacés, leur efficacité et leur légitimité sont affaiblies dans ce nouveau contexte de gouvernance armée. Plusieurs chefs de villages maliens ont ainsi publiquement soutenu la création de brigades locales d’auto-défense pour se prémunir du pouvoir de nuisance des djihadistes.

« Le temps des grandes opérations était terminé (…) il fallait (…) attendre que des conflits intercommunautaires éclatent (…) et leur donner un vernis religieux. »

Abou Walid al-Sahraoui

Le maillage des sociétés permet aux organisateurs de l’extrémisme violent de puiser dans le vivier des jeunes en déshérence en leur faisant miroiter des gains immédiats et un avenir prospère. L’endoctrinement et/ou l’habillage religieux viennent ensuite cautionner l’enrôlement de ces nouvelles générations. Les organisations extrémistes violentes jouent les communautés les unes contre les autres, et imposent leur loi par la persuasion ou par la coercition. Les arguments identitaires sont instrumentalisés pour aiguiser les rivalités entre communautés. En ethnicisant les tensions à dessein, les djihadistes fabriquent un ennemi imaginaire pour exacerber le conflit social. Lorsqu’un village est attaqué, que ce soit par des milices ou des djihadistes, les assaillants recourent systématiquement au vol de bétail. La pratique de la razzia permet alors de s’approvisionner en armes, en munitions, en carburant et de faire des affaires. La violence elle-même devient une opportunité d’enrichissement.

C’est ainsi que la violence armée des groupes à base communautaire peut se confondre avec celle des groupes djihadistes.

La montée en puissance des milices à base identitaire

Les attaques djihadistes et les besoins de protection des communautés qui en résultent ont conduit à la prolifération de milices d’auto-défense à base «ethnique» (Peuls, Bambaras, Dogons, Mossi) avec parfois des rayons d’action limités aux villages. C’est pourquoi, il est difficile de cartographier les groupes armés qui sévissent au Mali et au Burkina Faso et d’identifier les responsables des massacres. Cette prolifération de milices est également favorisée par les États qui ont souvent armé et appuyé certaines d’entre elles, comme par exemple les chasseurs traditionnels, connus sous le nom de dozo en langues Mandées et de koglweogo en langue Moré.

Les chasseurs traditionnels dozos de la communauté des Dogons au centre du Mali ont formé le groupe Dan Na Ambassagou quand l’armée malienne et les troupes françaises les ont sollicités pour leur bonne connaissance du terrain lors de missions opérationnelles. À la demande du gouvernement malien, ce groupe avait aussi été chargé de sécuriser l’élection présidentielle dans plusieurs cercles du centre du pays. Ceci lui avait permis de légitimer son existence et de s’organiser en milice armée pour se protéger des Peuls -dont ils furent les victimes lors des massacres en 2017. Cependant, après l’élection présidentielle de juillet 2018, les multiples tentatives de désarmement des dozos, y compris Dan Na Ambassagou, ont échoué.

Un chasseur dozo du pays dogon.

Un chasseur dozo du pays dogon. (Photo: J. Drevet)

Les dozos de Dan Na Ambassagou qui perçoivent les Peuls comme « complices des djihadistes », attaquent leurs villages sans distinction à la suite des provocations. Grâce à la surabondance d’armes en libre circulation, les dozos ont pu acquérir des armes provenant de  Côte d’Ivoire, de Libye et du Burkina Faso. Le massacre de 160 Peuls commis par Dan Nan Ambassagou à Ogossagou en mars 2019 montre que les réponses sécuritaires et sociales apportées à la crise malienne restent toujours insuffisantes dans le centre du Mali. De la même manière et en l’absence de représentants de l’État, les koglweogos se sont arrogé des pouvoirs de police et de justice et appliquent leurs propres lois dans plusieurs parties du Burkina Faso. Ces milices seraient responsables du massacre de 49 à 210 Peuls à Yirgou en janvier 2019, en riposte à l’assassinat du fils d’un chef koglweogo. Ces tueries ont soulevé de nombreuses questions quant à l’implication des milices et à la complaisance des militaires dont beaucoup accusent les Peuls d’être des terroristes.

Les attaques attribuées à des groupes djihadistes seraient en réalité des règlements de compte entre membres de communautés ou des représailles contre les hommes en uniforme. La montée en puissance des milices complique les distinctions entre organisations extrémistes violentes,  bandes criminelles et gangs. Cette confusion fait le jeu des terroristes qui exploitent l’insécurité grandissante et les récriminations des chefs locaux contre les autorités.

Une dynamique qui risque d’aggraver le conflit social au Sahel

Le processus de « milicianisation » de la société conduit à une périlleuse privatisation de la sécurité. L’intensification des violences dites « ethniques » est d’autant plus inquiétante qu’elle risque de se muer en guerre civile. Cette perspective est renforcée par le fait que certaines milices sont utilisées par les États et les forces de sécurité pour leurs besoins opérationnels ou pour combler le vide sécuritaire. Certains membres du gouvernement et officiers à Bamako et à Ouagadougou, favorables à la création de groupes paramilitaires, auraient encouragé l’armement de dozos et de koglweogo pour contrer l’avancée des djihadistes dans leurs pays.

L’instabilité et l’insécurité qui règnent au Mali et au Burkina Faso risquent de s’aggraver avec le foisonnement de milices armées à base identitaire et l’enracinement des groupes extrémistes violents qui veulent profiter de l’aggravation des rivalités communautaires. La spirale vengeance-représailles expose les sociétés sahéliennes à une fragmentation sociale dont le coût pourrait être l’effritement définitif de la cohésion nationale. En l’état actuel des choses, si rien n’est fait rapidement, il y a fort à parier que les massacres s’intensifient, provoquant dévastation, morts et déplacements de populations toujours plus massifs.

(Photo: ISS)

L’incapacité des États à assurer la sécurité des communautés rurales contribue largement au conflit social croissant qui se règle désormais par les armes. Les amalgames associant Peuls et terroristes, et les massacres de masse dont ils sont la cible, ne font que consolider leur sentiment de stigmatisation. Cette logique du bouc émissaire menace de fabriquer une véritable question peule forgée à partir de représentations stéréotypées et guerrières. À long terme, ce n’est plus seulement le Sahel qui est concerné mais aussi l’Afrique de l’Ouest côtière où le rapport traditionnel entre éleveurs, souvent Peuls, et agriculteurs s’aggrave et où le ralliement de Peuls à certains groupes djihadistes inquiète les États voisins qui craignent que les groupes extrémistes cherchent à se positionner durablement.

Comment réduire la violence entre communautés et enrayer celle des groupes extrémistes?

La complexité et l’enchevêtrement des violences rend malaisée leur compréhension. C’est précisément la stratégie des organisations extrémistes violentes. Il est capital de démêler ce qui ressort de rivalités communautaires, d’attaques djihadistes, de règlements de compte locaux, d’activités criminelles et de banditisme pour les juger de manière appropriée et non par les armes. Si l’autodéfense s’apparente à un instrument de terreur, elle ne peut être assimilée à la violence djihadiste. Par conséquent, pour affaiblir et endiguer l’extrémisme violent, il faut rétablir l’ordre social et renforcer les sources légitimes d’autorité à travers la résolution des conflits intercommunautaires.

La réponse judiciaire doit être à la hauteur de la gravité des massacres commis Des enquêtes minutieuses doivent être menées et les responsables fermement punis pour ces crimes afin de restaurer la confiance des citoyens en la justice. Ce processus nécessitera l’augmentation de la présence sécuritaire dans les régions le plus instables où la violence intercommunautaire est la plus concentrée pour assurer la sécurité des habitants.

Au fil tu temps, l’objectif est que toutes les milices soient désarmées et démobilisées afin que seuls les acteurs étatiques soient responsables d’assurer la sécurité.

« Les dialogues intercommunautaires entamés à l’échelle locale doivent être approfondis et systématiquement élargis. »

Les dialogues intercommunautaires entamés à l’échelle locale doivent être approfondis et systématiquement élargis à tous les territoires. Animés par des médiateurs légitimes issus de la société civile, ils faciliteraient des échanges constructifs à partir des récriminations des communautés, de leurs perceptions et représentations forgées par la propagande ethniciste. Cela permettrait de refonder une identité citoyenne positive et de sauvegarder la cohésion nationale.

Les gouvernements devraient aussi collaborer et protéger les chefs coutumiers lors des dialogues intercommunautaires. Les chefs coutumiers sont chargés d’assurer la cohésion sociale des communautés rurales. Pour mieux combattre l’influence des groupes extrémistes violents et leur capacité à détériorer les relations intercommunautaires, il faut renforcer et rétablir les sources légitimes d’autorité pour régler les différends entre communautés au fur et à mesure qu’ils surviennent.


Ressources complémentaires